Alors que Donald Trump vise à relancer les négociations avec l’Iran sur le nucléaire, nous nous sommes entretenus avec Michel Makinsky, spécialiste de l’Iran et associé de recherche au MENA Research Center, afin de mieux comprendre les raisons derrière ce changement de politique ainsi que les dynamiques régionales. L’entretien a été mené par Denys Kolesnyk, consultant et analyste français, président du MENA Research Center.
Les femmes iraniennes protestent de plus en plus contre les lois sur le voile obligatoire, défiant ainsi le régime iranien. Dans quelle mesure ces actions pourraient-elles entraîner des réformes politiques en Iran, et quels facteurs clés détermineront si ces mouvements aboutissent à des changements concrets ?
À vrai dire, je ne pense pas que ces mouvements déclencheront des réformes proprement parler. Il est clair que la pression exercée par les femmes, qui refusent de plus en plus de porter le voile, produira des effets. Ces effets se traduisent principalement par une difficulté croissante, pour le régime à s’y opposer. Les témoignages que nous avons reçus montrent clairement que celui-ci ne parvient pas à enrayer massivement cette tendance. Cela va-t-il déclencher des réformes ? C’est fort peu probable. On peut simplement penser qu’il tirera les conséquences de cette impuissance, en dehors de quelques actions répressives auxquelles il ne renoncera pas. Mais je ne vois pas de réformes émerger de ce mouvement.
En 2018, lors de son premier mandat, Donald Trump avait gelé les négociations avec l’Iran sur le JCPOA (l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien). Cette année, le président américain a repris ces discussions. Quels sont les principaux facteurs qui motivent ce revirement, et comment cette nouvelle approche pourrait-elle influencer la situation au Moyen-Orient ?
Il y a plusieurs facteurs qui entrent en jeu dans la dynamique actuelle. Tout d’abord, Donald Trump a besoin de réussir un accord majeur. Il avait promis un deal rapide avec la Russie, mais cette tentative s’est soldée par un échec. Vladimir Poutine a très vite compris la stratégie de Trump, qui avait fait toutes les concessions avant même de commencer à négocier. Il n’a alors eu qu’à considérer ces gestes comme des acquis pour ensuite demander davantage. Trump s’est ainsi piégé lui-même, avec un échec visible aux yeux de tous, y compris de son opinion publique et du Congrès. Il doit donc trouver un nouveau terrain d’accord. Il s’est tourné vers la Chine, mais les résultats sont mitigés. Pékin a également compris que l’économie américaine souffre, tout comme le consommateur américain. Cela crée une pression supplémentaire sur Trump, qui cherche un succès tangible. C’est dans ce contexte qu’il tente quelque chose sur le dossier iranien.
Un second facteur important est la position de l’Arabie saoudite, qui fait désormais de la réduction des tensions régionales une priorité. Cette volonté s’explique par des considérations économiques. Le plan Vision 2030 rencontre des difficultés telles que le déficit budgétaire persistant, les mégaprojets qui peinent à être financés, et l’accélération de la transition énergétique dans la région. Mohammed ben Salmane a donc tout intérêt à calmer le jeu sur le plan régional. Et c’est bien dans cette optique que l’Arabie saoudite a conclu un accord le 10 mars 2023 avec l’Iran pour apaiser les tensions. Contrairement aux attentes de certains observateurs, cet accord a eu des suites concrètes. Ben Salmane a fait savoir qu’il ne voulait pas de frappes contre l’Iran. En plus, à l’automne, un exercice militaire conjoint a été organisé entre les deux pays, suivi de visites diplomatiques réciproques de haut niveau comme le chef d’état-major saoudien à Téhéran, puis le ministre de la Défense saoudien. Il faut dire que les Saoudiens ne se font pas d’illusions sur les intentions iraniennes, mais ils ont identifié une fenêtre d’opportunité. De son côté, l’Iran a un besoin urgent de réduire les tensions, tant pour sa sécurité que pour relancer son économie. Les deux puissances cherchent donc à établir un modus vivendi, une forme de coexistence pacifique, sans aller jusqu’à parler d’amitié.
Cette orientation ne correspond pas du tout à l’agenda de Benyamin Netanyahou, qui a récemment relancé ses menaces de frappes contre l’Iran. Il a été contrarié par ce qu’il perçoit comme une humiliation — Donald Trump a négocié directement la libération d’un otage israélo-américain. En plus, sans abandonner une rhétorique agressive contre l’Iran, il a néanmoins indiqué favoriser un accord avec Téhéran, ce qui le rapproche des souhaits de Riyad qui priorise la désescalade. Pour le président américain, la proximité avec l’Arabie saoudite, son pilier régional, est essentielle, ce qui peut favoriser la recherche d’un compromis. Cela nous mène au cœur du dossier nucléaire, qui comporte deux volets : le programme nucléaire et les sanctions.
Sur le programme nucléaire, des divergences non négligeables existent, mais les solutions techniques sont connues. Elles sont documentées, et plusieurs options sont sur la table. Les Iraniens ont déjà montré une certaine souplesse. Ils ont indiqué, par divers canaux, qu’ils étaient prêts à renoncer à l’enrichissement de l’uranium à 60 % pour revenir à un niveau inférieur à 5 %. Ils sont également disposés à offrir davantage de garanties à l’AIEA, notamment à travers un renforcement des inspections et du suivi. Une autre piste envisagée concerne le retraitement du combustible nucléaire usagé, via un consortium auquel l’Arabie saoudite pourrait être associée. Disons que sur ce plan les solutions existent.
Les négociations en cours sont entrées dans une phase plus délicate. En effet, les changements de positions des responsables américains ont créé un certain trouble. Le principal négociateur, Steve Witkoff, qui n’a d’ailleurs aucune expérience de diplomatie, avait laissé entendre que si l’Iran accepte plusieurs conditions, dont celles que je viens de citer, il lui serait possible de continuer à enrichir l’uranium à faible teneur pour des besoins civils. Or Witkoff a fait savoir avant le 5ᵉ round de négociations que finalement Washington impose l’interdiction de tout enrichissement. Les autorités iraniennes ont immédiatement fait savoir que ce revirement est inacceptable car l’enrichissement de l’uranium à des fins civiles est dûment reconnu par le Traité de Non Prolifération. Il a créé un risque de porter un coup fatal aux négociations.
Ce changement de position est curieux. On sait qu’il y a des visions différentes au sein de l’entourage de Trump entre ‘durs’ proches de la ligne de Netanyahou et les pragmatiques. Cet épisode montre que le premier ministre israélien, qui rêve de lancer des frappes contre l’Iran, a accentué ses pressions sur la Maison-Blanche. On sait que des divergences persistent également sur le lieu de retraitement de l’uranium. Ces désaccords peuvent être résolus et la très efficace diplomatie omanaise s’implique activement en proposant des solutions qui pourraient satisfaire les deux parties.
En revanche, des obstacles substantiels subsistent sur de la levée des sanctions. Étonnamment, ce point reste peu discuté publiquement, et ce silence est en soi préoccupant. Les Iraniens demandent officiellement une levée totale des sanctions, bien qu’ils sachent que cela est hors de portée à court terme. Mais rien ne permet de savoir ce que Trump est prêt à offrir en échange des concessions iraniennes. Cette absence d’information reflète une certaine impréparation côté américain. Trump avait promis un accord qui ouvrirait le marché iranien aux entreprises américaines. Les Iraniens avaient illico répondu favorablement, se disant prêts à accueillir ces entreprises, y compris dans le secteur nucléaire civil. Mais derrière ces annonces, les États-Unis semblent improviser.
De nombreuses questions restent sans réponse : quel montant de fonds gelés serait débloqué ? De quels fonds parle-t-on ? Ceux bloqués en Corée du Sud ? Par quels canaux ces fonds seraient-ils accessibles ? Leur usage serait-il libre ou conditionné à certains types d’achats, comme des biens agricoles ou des médicaments ? Aucun élément n’est évoqué. Concernant l’ouverture du marché iranien aux entreprises américaines, Trump semble oublier qu’il ne dispose pas des leviers nécessaires. Les sanctions américaines se divisent en deux catégories. Les sanctions secondaires, qui visent les entreprises étrangères, relèvent d’Executive Orders (décrets présidentiels) que le président peut suspendre ou annuler. En revanche, les sanctions primaires, qui s’appliquent aux entreprises et citoyens américains qui opéreraient des transactions avec l’Iran, relèvent de la compétence du Congrès, car elles ont été adoptées par voie législative. Or, rien n’indique que le Congrès serait prêt à lever ces sanctions.
L’impression générale est donc celle d’une grande improvisation du côté américain. Trump semble mal préparé face à des négociateurs iraniens chevronnés. Le ministre iranien des Affaires étrangères, Abbas Araghtchi, connaît parfaitement le dossier. Il était l’un des principaux négociateurs de l’accord du 14 juillet 2015, aux côtés de Mohammad Djavad Zarif, alors ministre des Affaires étrangères, ainsi que de son adjoint et ancien collègue, Majid Takht-Ravanchi. Ils maîtrisent les techniques de négociation, savent formuler des demandes extrêmes pour ensuite converger vers un compromis raisonnable.
Il est aussi peu probable que de grandes entreprises américaines se précipitent pour investir en Iran, même si les sanctions primaires étaient levées. Un conseil d’administration songera-t-il à s’implanter dans un pays contrôlé par les Gardiens de la Révolution ? Peu probable. Un scénario plus réaliste serait l’octroi d’une licence spéciale, comme cela avait été le cas dans le cadre du JCPOA, par exemple pour permettre à Boeing de livrer des avions civils. Ce type de geste symbolique pourrait constituer le premier test d’un éventuel accord.
Du côté iranien, les préparatifs sont bien plus concrets. Un signal fort a été envoyé par le Guide suprême, qui a donné instruction au Conseil du Discernement de débloquer deux textes demandés par le GAFI pour permettre à l’Iran de quitter sa liste noire et de rejoindre sa liste grise. L’un de ces textes, la convention de Palerme (UNTOC — Convention des Nations-Unies contre le crime transnational organisé), vient d’être approuvé par ce Conseil. Il reste encore une deuxième convention à approuver, la Convention de lutte contre le Financement du Terrorisme (CFT). Par cette démarche, les Iraniens montrent qu’ils se préparent sérieusement à un assouplissement, même partiel, des sanctions. Ce geste est d’autant plus important que de nombreuses sanctions affectent les canaux bancaires, en particulier les messageries Swift. Ce sont des signaux très concrets d’une volonté iranienne de négocier.
Et si ces sanctions sont effectivement levées et que le système Swift redevient accessible aux Iraniens ?
Cela ne suffira pas à relancer les transactions bancaires internationales. Aucune banque internationale, autre qu’américaine en cas de levée des sanctions primaires, n’acceptera de s’engager dans une opération avec l’Iran tant que le GAFI (Financial Action Task Force (FATF)) n’aura pas accordé un minimum de respectabilité à Téhéran en le retirant de la liste noire pour l’inscrire sur la liste grise. Ce changement serait interprété comme un signal positif par les services de conformité des banques, les autorisant à envisager des transactions. À condition toutefois que l’OFAC ne reproduise pas ce qu’il avait fait lors de la mise en œuvre du JCPOA : exercer une pression énorme sur les banques européennes, au point de les terroriser et de les dissuader d’honorer des transactions pourtant parfaitement légales au regard de l’accord nucléaire et du régime de sanctions en vigueur.
Nous sommes donc dans une phase où des signaux sont envoyés, certes, mais du côté américain, en dehors de quelques messages du type « je veux un accord rapidement », je reste perplexe. Je ne vois aucune indication précise de préparatifs concrets. Ils sont peut-être totalement confidentiels — c’est une possibilité que je comprends parfaitement — mais aucun signal ne nous indique ce qui se passerait concrètement si un accord devait être conclu demain. Et pour moi, c’est bien là la question centrale. Je suis d’ailleurs très étonné de constater l’absence totale de commentaires à ce sujet, non seulement dans les médias, mais aussi dans les think- tanks ou chez les analystes : c’est un silence complet sur ce qui adviendrait le jour où…
Je pense qu’il y a là un problème de fond. Il est possible que les Américains se soient récemment rendu compte qu’ils ne s’étaient pas préparés concrètement à cette éventualité.
En mai 2025, un accord de libre-échange entre l’Iran et l’Union économique eurasiatique, dirigée par la Russie, est entré en vigueur. Depuis l’_invasion de l’Ukraine par la Russie, Téhéran reste un allié fidèle de Moscou, lui fournissant des équipements militaires, notamment des drones essentiels dans les conflits armés modernes. En janvier 2025, les deux pays ont conclu un accord de partenariat stratégique, qui n’inclut pas de clause de défense mutuelle. Comment expliqueriez-vous les dynamiques et les défis des relations entre la Russie et l’Iran ?
Cette absence de clause est très révélatrice de la portée réelle de cet accord dit stratégique. Il s’agit ici de l’accord de partenariat stratégique entre l’Iran et la Russie, mais ceci vaut aussi pour celui entre l’Iran et la Chine. Les Iraniens insistent sur le caractère stratégique dans leur discours officiel. Mais en réalité, il faut poser un diagnostic lucide sur ces relations car il s’agit plutôt de relations tactiques entre des partenaires qui partagent certains intérêts, tout en ayant également des divergences qui peuvent être significatives et des intérêts contradictoires. Ils sont contraints de coopérer étroitement, en grande partie parce que les Occidentaux ont tout fait pour les pousser les uns vers les autres. Cela signifie bien qu’en dépit du partenariat qui les lie, et d’une coopération renforcée, Moscou et Téhéran priorisent, sans surprise, l’intérêt national.
En ce qui concerne la Russie, plus spécifiquement, il existe un lourd passif historique qui n’a jamais été oublié en Iran — le traité de Turkmenchay de 1828, par lequel l’Empire russe a annexé une grande partie de la province azerbaïdjanaise iranienne, devenue l’Azerbaïdjan actuel. Cette mémoire alimente une méfiance ancienne et toujours vivace. Une bonne clé de lecture est de ne jamais oublier que l’Iran, la Russie et la Turquie sont les héritiers de trois empires historiquement rivaux, occasionnellement en conflit armé, parfois partenaires, mais toujours en compétition. Leur relation reste ambivalente. Ils sont contraints d’être partenaires tout en demeurant le cas échéant en désaccord sur tel ou tel enjeu.
Concernant la Russie toujours, il faut noter qu’elle ne veut en aucun cas d’un Iran doté de l’arme nucléaire. Il existe bien un front commun russo-iranien face aux États-Unis, mais sur le terrain, notamment en Syrie, des actions communes ont cohabité avec des divergences aiguës. Sur le plan économique, par exemple, Russes et Iraniens se sont retrouvés en concurrence directe pour le contrôle de secteurs clés ; les Russes ont ainsi mis la main sur les phosphates. Par ailleurs, pendant leur soutien conjoint à Bachar el-Assad, des désaccords tactiques sérieux sont apparus.
Un exemple frappant de méfiance est la position officielle de la Russie et de la Chine, qui ont soutenu les Émirats arabes unis dans le conflit territorial les opposant à l’Iran concernant les îlots d’Abou-Moussa et de la Petite et Grande Tomb. Cette position a été extrêmement mal perçue à Téhéran.
Ces alliances sont donc des alliances de nécessité. Les deux parties cherchent à en tirer un bénéfice dans les limites imposées par leur confrontation commune avec l’Occident, ce qui les prive de financements et d’accès à certaines ressources.
Un autre point important dans les relations russo-iraniennes est que les Iraniens, à mon sens, ont commis une erreur tactique majeure en livrant des drones et en fournissant une assistance militaire à la Russie dans sa guerre contre l’Ukraine. Ils espéraient en retour obtenir des livraisons d’avions Su-35 et du système de défense antimissile S-400. Or, tout le monde savait que les Russes ne livreraient jamais les S-400, considérés comme leurs « bijoux de la couronne ». Quant aux Su-35, cela fait deux ans que, régulièrement, des annonces laissent entendre qu’ils sont « en cours de livraison », mais ils ne sont toujours pas là. C’est devenu, en quelque sorte, la version iranienne d’En attendant Godot. Le conflit russo-ukrainien peut expliquer certains retards, mais ce n’est pas la première fois que Moscou agit ainsi. Les Russes obtiennent beaucoup de l’Iran, mais ils ne donnent pas tout ce que Téhéran espère.
On comprend donc, pour répondre précisément à la question posée, qu’il existe des raisons structurelles à cette situation. Les signes que nous observons montrent que la confiance entre les deux pays reste insuffisante pour permettre une véritable solidarité stratégique. Ce que nous voyons, ce sont des arrangements tactiques, fondés sur la contrainte, plus que sur une vision commune à long terme.
Peut-on dire, en revanche, que si l’Iran parvient à se débarrasser au moins partiellement des sanctions occidentales, et si ses relations avec les États-Unis, et plus largement avec les Occidentaux, commencent à s’_améliorer, alors cette alliance « tactique » avec la Russie risque de s’affaiblir ? Est-ce une hypothèse fondée ou non ?
Alors, je dirais que le volet économique de l’alliance avec la Russie va se maintenir, car, contrairement aux Chinois — et c’est une légende qu’il faut déconstruire — ce sont les Russes qui investissent réellement en Iran. Les Chinois concluent des accords, certes, mais ils n’investissent pas. Or les Iraniens ont un besoin crucial de développer, en particu- lier, le corridor ferroviaire Nord-Sud, et ils comptent sur les Russes pour cela. D’autres acteurs d’Asie centrale sont également impliqués : j’ai vu que le Kazakhstan vient d’investir dans un port iranien, et l’Inde attache aussi beaucoup d’importance à ce projet. Le partenariat ne va donc pas disparaître. Même sur le plan de la défense, on peut imaginer que des coopérations se poursuivent, comme des transferts de matériels et d’accès technologiques, mais il est clair qu’il perdra en intensité. Il ne disparaîtra pas, mais il s’atténuera.
Tout dépendra évidemment de l’ampleur des bénéfices que l’Iran tirera d’une levée des sanctions. Si ces bénéfices sont substantiels, ce sera une incitation forte pour les Iraniens à prendre de la distance avec la Russie — sauf en ce qui concerne le corridor Nord-Sud, qui, à mon avis, restera un intérêt stratégique fondamental pour connecter l’Iran à l’Asie centrale et au Golfe via l’Irak. Donc, oui, on peut s’attendre à un partenariat qui perdra en intensité, avec peut-être certains volets qui s’amenuisent — notamment une implication militaire iranienne plus limitée, ce qui sera certainement une exigence clé des Américains dans le cadre du dossier ukrainien. Les Iraniens seront contraints de lever le pied, mais certains aspects du partenariat, comme celui que je viens d’évoquer, subsisteront.
Parlons maintenant de la Syrie. Depuis la chute de Bachar el-Assad en décembre 2024, l’Iran a perdu une grande partie de son influence dans le pays. Par ailleurs, le président syrien par intérim, Ahmed al-Charaa, a proposé à Donald Trump un accord visant à faciliter l’accès des entreprises américaines aux gisements pétroliers syriens. Quelle est, selon vous, l’étendue de l’influence restante de l’Iran en Syrie, et quelles sont les perspectives à moyen terme ?
L’influence iranienne en Syrie, on peut le dire, a subi un coup fatal. En clair, l’Iran y est aujourd’hui marginalisé. D’abord parce que le pouvoir alaouite n’existe plus — c’est le premier point — et que le régime actuel est clairement décidé à éradiquer la présence iranienne sur son sol. Deuxièmement, les frappes israéliennes, bien qu’elles aient aussi un effet négatif sur le nouveau pouvoir syrien, visent en grande partie à empêcher le retour de l’Iran et du Hezbollah sur des sites militaires susceptibles de menacer la sécurité d’Israël. Je dis bien « en grande partie », car il apparaît désormais qu’Israël se méfie du nouveau régime, malgré l’accueil favorable réservé au départ de Bachar el-Assad.
Il me semble que les pressions exercées par Israël sur le nouveau pouvoir sont excessivement lourdes — au point de risquer de créer une dynamique de confrontation entre les deux. Mohamed al-Charaa a déclaré qu’il ne pouvait pas se permettre d’entrer en conflit avec Israël, compte tenu du déséquilibre des forces, mais Israël, à mon sens, a commis une erreur stratégique majeure en envahissant une nouvelle portion du Golan. Officiellement, cette opération visait à renforcer sa sécurité, et celle des Druzes, menacés par des milices djihadistes plus ou moins incontrôlées liées au nouveau régime syrien, mais en réalité, un objectif essentiel était de prendre le contrôle des ressources en eau du Golan — un enjeu stratégique de premier plan pour Israël. Or, en procédant de manière unilatérale et par la force, Israël a introduit un facteur de conflictualité durable avec le nouveau régime syrien.
Dans cette logique de confrontation, Israël semble chercher à affaiblir le nouveau pouvoir, plutôt que de s’engager dans une logique de négociation, de compromis, voire de coopé- ration. Et en agissant ainsi, l’État hébreu s’expose à des problèmes à moyen terme. Si ce nouveau régime venait à se consolider durablement — ce qui reste à confirmer — il pourrait chercher à répondre à l’humiliation de cette annexion, en particulier parce que la question de l’eau est perçue comme vitale. Pour l’instant, il ne peut rien faire. Mais les germes d’un futur conflit sont bel et bien plantés.
Pour conclure, l’Iran est désormais complètement marginalisé en Syrie. Il a perdu l’accès à Lattaquié, qui était un point stratégique pour l’approvisionnement du Hezbollah en matériel et autres ressources. Cet affaiblissement paraît durable, surtout si l’Arabie saoudite et la Turquie s’allient pour consolider le pouvoir des nouveaux maîtres de Damas et si les États-Unis décident de soutenir sa viabilité économique au-delà de la levée des sanctions — ce qui n’est pas encore le cas, mais pourrait le devenir.
Ce mai, le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) a annoncé la cessation de toute lutte armée et sa dissolution, mettant fin à plus de 50 ans d’activité. Quelles sont les conséquences de cette décision pour les pays de la région, notamment la Turquie, l’Irak et la Syrie ?
Pour commencer par la Turquie, cette évolution lui offre la possibilité de mettre un terme à des affrontements armés qui lui coûtent cher, non seulement sur le plan financier, mais aussi militaire. Il y a également des considérations électorales pour Erdogan, dans un contexte de crise politique interne. En jouant la carte de l’apaisement et en réintégrant les Kurdes dans le jeu politique, il espère obtenir un certain répit sur le plan intérieur.
Du côté iranien,Téhéran a salué cette décision et encouragé la Turquie et les Kurdes à aller dans le sens d’une réconciliation. Pourquoi ? Parce que l’Iran fait face à un problème kurde important. La minorité kurde y est depuis longtemps marginalisée par un pouvoir central obsédé par une forme de suprématie perse et hostile aux identités culturelles concurrentes. Cette répression prolongée a nourri un fort mécontentement. Résultat : des groupes islamistes kurdes ont émergé dans le Kurdistan iranien, certains ayant mené des attentats graves en Iran, souvent en lien avec des groupes islamistes irakiens qui leur fournissaient un soutien logistique . Pour l’Iran, une détente entre les Kurdes et la Turquie pourrait donc contribuer à atténuer certains risques sécuritaires transfrontaliers.
La Turquie, par ailleurs, tire un autre bénéfice stratégique de cette évolution, dans le contexte des corridors que nous avons évoqués plus tôt. Elle bénéficie au projet de « Road Development Corridor », un corridor terrestre d’une importance considérable, destiné à relier la Turquie à l’Irak. Ce projet avance concrètement, à la différence d’autres corridors qui soient progressent laborieusement, soit sont encore incertains ou pour le long terme. Un accord a été signé en 2023 entre la Turquie, l’Irak, les Émirats arabes unis et le Qatar, ces deux derniers contribueront au financement. Le cabinet d’ingénierie américain Oliver Wyman, l’un des plus importants au monde, a été mandaté pour le piloter. L’un des prérequis pour la mise en œuvre de ce corridor stratégique est la pacification des zones qu’il traversera, notamment certaines zones sous influence kurde. Si le PKK renonce effectivement à la lutte armée, cela facilitera considérablement la réalisation du projet dans un environnement plus sécurisé. La Turquie avait imposé à l’Irak un accord pour l’amélioration de la sécurité de la zone traversée.
Pour l’Irak, c’est aussi une excellente nouvelle, car cela entraîne une réduction des tensions dans le secteur kurde. Cela pourrait même ouvrir la voie à une amélioration des relations entre le gouvernement central et le gouvernement régional du Kurdistan irakien. Les velléités indépendantistes de certains Kurdes pourraient s’atténuer si des perspectives de développement économique concrètes se réalisent. Cela bénéficierait à l’ensemble du pays.
Enfin, pour la Syrie, cette évolution représente également un soulagement pour Mohamed al-Charaa. Il peut espérer que les Kurdes syriens accepteront un nouveau modus vivendi. Il ne faut pas oublier que, sous Bachar al-Assad, un tel arrangement avait déjà été trouvé. Le régime avait retiré ses troupes de certaines zones kurdes, en échange d’une recon- naissance de l’autorité centrale par les Kurdes, assortie d’une certaine autonomie. On peut donc espérer que la dynamique actuelle contribuera à apaiser également la situation en Syrie.
Et pour résumer en quelques mots, cette évolution constitue un facteur déterminant de réduction des tensions dans la région.
Tout récemment Donald Trump s’est rendu au Moyen-Orient, visitant notamment trois pétromonarchies : l’Arabie saoudite, le Qatar et les Émirats arabes unis (EAU). Quels étaient les objectifs de cette visite, et quels en ont été les résultats ?
Cette question tombe bien puisque nous venons de publier un bilan de cette visite dans les Clés du Moyen-Orient, une revue en ligne. Un bilan de cette visite a récemment été publié dans Les Clés du Moyen-Orient, une revue en ligne. Les objectifs de cette visite étaient multiples. Premièrement, il s’agissait de rappeler aux monarchies que les États-Unis ne se désengagent pas du Moyen-Orient et des pays du Golfe. Un doute subsistait, et il était nécessaire de le lever.
Deuxièmement, il fallait préciser la nature de l’engagement militaire, c’est-à-dire concrétiser cet engagement par des fournitures importantes d’équipements militaires. Cela inclut non seulement la livraison de matériel, comme des super drones et des missiles, mais aussi la formation et la maintenance, ce qui crée une dépendance durable. Cette relation basée sur des fournitures qui engendrent une dépendance, comporte une innovation majeure. Les alliés doivent participer financièrement à leur propre défense. Par exemple, le Qatar a accepté de financer la base américaine d’Al Udeid à hauteur de 10 milliards de dollars. Cela illustre le nouveau mode de relations en matière de sécurité et de défense.
En ce qui concerne les accords économiques, deux priorités se dégagent. D’abord, la fourniture d’avions, avec des commandes massives de Boeing par l’Arabie Saoudite, le Qatar et les Emirats arabes unis. Cependant, il est important de noter que les chiffres annoncés par Trump sont souvent exagérés. En effet, les négociations de vente d’avions ou de matériel incluent généralement des clauses d’ offset (compensation industrielle), ou « local content », qui réduisent considérablement le montant final payé.
Le deuxième volet, plus important, est la volonté américaine de créer un pôle d’intelligence artificielle local en Arabie Saoudite et aux Émirats Arabes Unis. Cela implique des investissements conjoints colossaux, avec le transfert de technologies de pointe et des co-investissements pour faire de ces pays des pôles régionaux d’intelligence artificielle. En retour, ces pays investiront également dans l’intelligence artificielle aux États-Unis, créant ainsi une interdépendance majeure.
Il est crucial de noter que Trump a fait de nombreuses concessions pour éviter que ces trois États ne signent des accords en intelligence artificielle avec Pékin. Pékin négocie actuellement avec ces pays, et Washington a fait de gros sacrifices pour bloquer ces accords. L’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis et le Qatar en ont profité pour obtenir des concessions importantes, démontrant ainsi leur habileté en matière de négociation.
Enfin, il est important de rester prudent quant à la concrétisation de ces accords, car beaucoup de contrats signés sous forme de lettres d’intention ne se matérialisent pas toujours. Cependant, la tendance est claire. Il y a une interdépendance croissante dans le domaine de l’intelligence artificielle entre les États-Unis et ces pays.